Pour adapter le prose aride et désillusionnée de Gustave Flaubert, il fallait un orfèvre des détails du quotidien, un amoureux de la banalité, capable de restituer à l’écran les tourments maladifs d’une héroïne insatisfaite par la vie, déçue par les plaisirs de la chair et les promesses d’un romantisme qui n’existe que dans les livres. Qui était mieux placé que Claude Chabrol, grand dynamiteur des passions humaines, attaché à restituer leur médiocrité comme leurs fulgurances ?
Avant lui, Vincente Minnelli avait fait de cette œuvre canonique une comédie musicale féérique et amère, Jean Renoir un film naturaliste dans la veine de son Nana. Chabrol en livre une variation distante, presque désincarnée, à l’image du visage pâle et fantomatique d’Isabelle Huppert, qui porte de bout en bout cette descente aux enfers aux accents de drame social. Son Emma Bovary est davantage une victime de la cruauté sociale qu’une tragédienne.
Dès l’ouverture du film, Chabrol en fait une fille de la terre, descendante de paysans, dont le désir d’extraction et d’émancipation intellectuelle se butent très vite à la morale petit-bourgeoise d’un mari tiède, et le récit introspectif de Flaubert prend une coloration encore plus politique. Le cinéaste construit, grâce à des seconds rôles tous plus cupides les uns que les autres – Jean Yanne en pharmacien immoral, Jean-Louis Maury en marchand avare – une fresque satirique délectable, d’où émerge une ironie critique toute flaubertienne.
Comme l’auteur, Chabrol cultive vis-à-vis de son personnage un mélange opaque de mépris et de compassion – une ambiguïté présente dans le roman à travers l’usage du discours indirect libre, qui met à l’oeuvre un jeu de conscience puissant, et prend dans le film la forme d’une voix-off très travaillée. La naïveté romantique d’Emma est tantôt déployée comme un rempart à la cruauté ambiante, tantôt comme une faiblesse pathétique. En témoigne l’admirable séquence du bal, sorte de mascarade glaçante, qui épingle sans un mot les ridicules rêves de grandeur aristocratiques d’une bourgeoisie qui ignore sa propre vulgarité. Si le réalisateur se délecte de ce conte de fée brisé, on ne peut pas s’empêcher de percevoir dans ce portrait sobre la réhabilitation d’une femme qui, contrairement à ses homologues masculins, choisit la mort plutôt que la résignation. Et s’offre au passage une fin aussi belle que morbide, digne des tragédies qu’elle apprécie tant, loin des bassesses des mortels auxquelles elle n’a jamais voulu se mêler.
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Léa André-Sarreau, TROISCOULEURS