Lorsqu’on est un jeune pédé queer en quête de représentations autres, on tombe
forcément, un jour ou l’autre, sur la filmographie de Gregg Araki. Les angoisses
adolescentes et poursuites extraterrestres de sa Teenage Apocalypse Trilogy (Totally Fucked Up en 1993, The Doom Generation en 1995 et Nowhere en 1997), et l’errance défoncée de Totally Fucked Up,m’ont offert des images que je n’avais alors
jamais vues. Mais, s’il y a un film d’Araki qui a été déterminant dans ma vie, c’est sans
doute Mysterious Skin.
S’il m’a laissé un souvenir si fort, c’est que Mysterious Skin a été l’une des premières évocations des violences sexuelles sur mineurs vécues par les enfants gays
qu’il m’ait été donné de voir. D’une certaine façon, ce film disait quelque chose de moi
ou en tout cas s’adressait en partie à moi. Il m’a mis la puce à l’oreille, m’a conforté
dans mes intuitions et m’a si profondément marqué que je l’évoque d’ailleurs dans
l’enquête que j’ai consacrée à ce sujet des années plus tard, qui a alors brisé un long
tabou au sein de la communauté gay (À la recherche du #MeToo gay, publiée sur
le site du média Vice en 2020).
Mais le film ne s’arrête pas là, et donne une représentation assez fine de ce que
peuvent produire de tels abus sur ceux qui en sont l’objet, du cycle de violences
qui s’ensuit. Élevé dans un environnement dysfonctionnel, Neil devient un enfant
sadique et lui-même agresseur, puis, sous le visage d’un jeune Joseph Gordon-Levitt,
un adolescent tourmenté et autodestructeur pratiquant le travail du sexe avec des hommes bien plus âgés, comme s’il était condamné à reproduire pour mieux les normaliser le schéma et le script qui lui ont été appris par la contrainte.
Derrière l’esthétique pop et enfantine de son début, Mysterious Skin vire
petit à petit au cauchemar. En le revoyant tant d’années après, j’ai réalisé à quel point
c’était un film sombre, dur, dangereux, trouble, inconfortable, désespéré et triste,
sans justice et sans résolution. Ou plutôt, la seule résolution du film semble être l’abysse
sans fond de la violence et de l’horreur, dans une dernière séquence où Araki,
jouant sur ce cliché cinématographique des années 1990 qu’est la scène de veillée
de Noël, orchestre une conclusion crevant encore davantage le cœur du spectateur.
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Camille Desombre, TROISCOULEURS
https://www.troiscouleurs.fr/article/queer-gaze-camille-desombre