mk2 Curiosity : En boîte de nuit dans La Bête dans la jungle, May et John attendent quelque chose de plus grand qu’eux. Cette position d’être aux aguets, d’espérer la fulgurance, ce ne serait pas aussi la tienne en tant que cinéaste ?
Patric Chiha : Si le désir de réaliser un film à partir de la nouvelle de Henry James [La Bête dans la jungle, 1903, ndlr] m’est tombé dessus, c’est aussi parce que ce texte me parle de cinéma. Évidemment, j’ai pensé à nous, cinéastes, spectateurs, qui attendons quelque chose sur grand écran qui nous dépasserait, nous montrerait la vie autrement, nous permettrait d’atteindre un absolu. Bizarrement, moi-même, en tant que cinéaste, de film en film, j’ai l’impression d’être devenu de plus en plus spectateur. Je suis « aux aguets », comme c’est dit dans le roman, je fais attention aux surprises, à tout ce qui transcende le programme.
mk2 Curiosity : Pour le philosophe Florian Gaité (Tout à danser s’épuise), la danse en club ou en rave vise l’épuisement, un au-delà de la fatigue. Pour lui, c’est le moment où nos corps échappent au fonctionnalisme, au rationalisme de nos sociétés néolibérales. Qu’en penses-tu ?
P.C : Pour moi, le club a toujours été un lieu politique. J’ai été un jeune gay en club : je sentais que j’allais pouvoir vivre ici, sans devoir remplir une fonction ni me conformer à une identité. Un « au-delà de la fatigue », c’est ce que nous cherchons parce qu’en société nous sommes fatigués de devoir produire du discours, de devoir être solides. Mon film représente des gens qui ne produisent rien, qui perdent leur temps. Moi-même, en tant que metteur en scène, je perds du temps sur un plateau – puis quelque chose advient. Je ne dirige pas un film.
mk2 Curiosity : Dans tes films, tu filmes la danse en club en jouant des ralentis. Il y a là l’idée de vouloir retenir ce que la nuit tend à accélérer ?
P.C : Ce ne sont jamais des ralentis caméra ! Les rythme sont ceux des corps. Dans Domaine, les chorégraphies étaient conçues par Gisèle Vienne [metteuse en scène franco-autrichienne, autrice de Kindertotenlieder ou de L’Étang, ndlr]. Et dans Si c’était de l’amour, je la filme au travail, pendant les répétitions de sa pièce Crowd [dans laquelle elle recréait l’ambiance des raves des annéesen faisant parfois bouger ses danseurs et danseuses de manière très ralentie, ndlr]. Dans La Bête dans la jungle, on a moins travaillé sur le ralenti que sur le poids des corps. Je me suis inspiré de la sculpture du Bernin, L’Extase de Sainte Thérèse. C’est sans doute pour cela que les personnages ont souvent la bouche entrouverte [l’expression de cette sculpture du XVIIe siècle a beaucoup été interprétée comme un signe d’extase sexuelle, notamment par le psychanalyste Jacques Lacan, ndlr]. J’adore les gens qui ne sont pas dans le rythme. Moi je danse plutôt lentement, trop lentement je trouve. Au fond, on danse pour soi-même. Sur le plateau, ce qu’il y a de plus difficile, c’est de tourner sans la musique qui sera finalement dans le film. Tous les rythmes sont réinventés.
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Propos recueillis par Quentin Grosset, TROISCOULEURS