CLOSE-UP MARTIN JAUVAT

Des punchlines de génie, une déconstruction habile des stéréotypes sur la masculinité et la banlieue, des buddy movies paranormaux… Martin Jauvat n’a pas encore 30 ans mais révolutionne déjà les codes du genre avec son univers bien à lui inspiré de sa vie à Chelles, en Seine-et-Marne. A l’occasion de la sortie de son premier long-métrage, le jouissif “Grand Paris”, le réalisateur pose sa prose et son imaginaire sur mk2 Curiosity. Il nous offre ses trois courts métrages qui croquent avec malice la lutte contre l’ennui, les incrustes dans les soirées, la drague et les galères de transport. Il a également répondu à nos nombreuses questions et sélectionné ses films préférés du catalogue Curiosity.

[mk2 Curiosity] Tu as passé toute ta vie à Chelles en Seine-et-Marne, ville de banlieue parisienne devenue le terrain de jeu de tes films. Tu veux en montrer autre chose que les clichés habituels ?

[Martin Jauvat] Effectivement, j'ai passé l'intégralité de mon existence dans une ville de banlieue moyenne, pas très loin, mais pas non plus très proche de Paris. Et je ne me suis jamais reconnu dans aucune des représentations de la banlieue que j'ai vu au cinéma ou à la télévision ! Je trouve toujours que ça manque de justesse, de nuance, que c'est bourré de stéréotypes bêtes et négatifs sur des territoires qui sont justement caractérisés par la diversité et le mélange. Et puis, c'est systématiquement morose. Alors, j'ai la volonté assumée de proposer une image plus proche de mon ressenti personnel de petit banlieusard de la classe moyenne pavillonnaire - une vision plus colorée, plus optimiste.

[mk2 Curiosity] Dans "Mozeb" et "Grand Paris", l'étrange et le paranormal ont une place très importante, qu'on n'attendrait pas forcément dans des films qui racontent le quotidien de banlieue…

[Martin Jauvat] C'est la collision entre mon quotidien ennuyeux de banlieue pavillonnaire et mon amour du cinéma fantastique américain qui m'ont poussé à développer cet imaginaire décalé, où le magique naît dans le banal. Les films de David Lynch, et tout particulièrement sa série "Twin Peaks", d'abord, puis "Mysterious Skin" de Gregg Araki, m'ont énormément influencé dans cette voie. J'ai rapidement trouvé, avec l'intégration de ces éléments a priori inattendus dans les décors déprimants du 77, un moyen d'exorciser l'ennui qui a marqué mon adolescence banlieusarde. Mais j'aurais tendance à dire que dans "Grand Paris", même si j'ai à cœur de faire du spectaculaire et de volontairement flirter avec le film de genre, que ce soit la science-fiction ou le film d'aventure, je m'intéresse plus aux fantasmes des personnages, et à leurs rêves de fantastique, plutôt qu'à un motif intrinsèquement fantastique : ce qui les guide, c'est d'abord ce qu'ils projettent sur l'artefact, plutôt que l'objet en lui-même.

[mk2 Curiosity] "Je sais lire dans les couilles des gens", "On tue des gens tous les jours sans qu'on s'en rende forcément compte"... Tes films sont remplis de punchlines très drôles. Comment travailles-tu les dialogues ?

[Martin Jauvat] Je suis content que tu me dises ça, effectivement je prends beaucoup de plaisir à écrire des punchlines. Disons qu'au quotidien, c'est un passe-temps qui m'amuse beaucoup. La réplique "Je sais lire dans les couilles des gens", dans "Mozeb", est sortie de nulle part, et c'est en essayant de l'incorporer au reste de mon récit que j'en suis arrivé à inventer l'Agence des Phénomènes Paranormaux, et donc le personnage de Van der Byten qui est tout bonnement devenu le héros du film ! Dans mon écriture, je commence souvent par les punchlines, avant toute chose. Quand une idée me vient, ou bien quand j'entends une réplique qui fait particulièrement mouche dans ma vie quotidienne, je les note systématiquement. C'est donc un mélange de choses entendues un peu au hasard qui retiennent mon attention, et d'inventions fantaisistes à ma sauce.

[mk2 Curiosity] Renard, le tendre looser en survet' rose et cheveux blonds peroxydés que tu incarnes dans "Grand Paris", il ressemble au vrai Martin Jauvat ?

[Martin Jauvat] Alors, on partage un certain nombre de points communs ! Notre passion pour Indiana Jones, pour les pyramides, pour le rose, la malbouffe et les claquettes, déjà. Et puis, cette espèce de naïveté et de maladresse qui, quand j'étais ado, ne m'a jamais trop aidé dans mes relations amoureuses. Mais Renard est un poil plus jeune que moi, il a encore la méga pêche ! Moi, depuis le tournage, je passe quand même moins de temps à zoner à des arrêts de bus. Et puis il est beaucoup plus relax que moi ! Il est d'une insouciance et d'une tranquillité qui me font rêver.

[mk2 Curiosity] En plus d'être très drôles, tes films sont touchants notamment parce qu'ils inversent les codes, avec des hommes qui osent pleurer, et des femmes qui assument d'être parfois là juste pour le cul…

[Martin Jauvat] Ces personnages et ces situations, je ne les ai pas inventés ex nihilo, j'ai été témoin de plein de choses qui m'ont aidé à déconstruire tous les stéréotypes avec lesquels j'avais grandi. Après parfois, je force le trait, ou en tout cas je remixe le tout à ma sauce, dans l'idée d'amuser les spectateur.ices bien sûr, mais aussi d'aider non seulement les gens qui se reconnaissent dans mes histoires à se sentir moins complexés, et tous les autres à voir un peu au-delà des clichés !

[mk2 Curiosity] Dans "Grand Paris", William Lebghil conduit aussi son petit business indépendant, "Chicken 3 000". Avec les apps de livraison à domicile, ces livreurs indépendants ont disparu, non ?

[Martin Jauvat] Une profonde mélancolie traverse le film. Ces existences minuscules, ces petits destins écrasés par l'avènement de la future métropole, et l'uberisation des petits métiers. Je voulais rendre hommage à la poésie des petits business informels, à ceux qui font preuve de créativité et de générosité pour trouver leur place dans une économie libérale qui écrase tout sur son passage. Et Chicken 3000 en est le héros absolu ! Autour de moi, la banlieue se transforme à toute vitesse, des quartiers entiers sont rasés et reconstruits en l'espace parfois de quelques semaines. Bien qu'encore jeune, je suis déjà profondément nostalgique de la banlieue dans laquelle j'ai grandi. Pour moi, un business indépendant du style de Chicken 3000, c'est un peu comme la fleur qui réussit à pousser dans une fêlure du bitume.

[mk2 Curiosity] Vaisseau martien, un avatar du rappeur Jul qui apparaît dans le ciel... Tes personnages ont souvent le regard tourné vers les étoiles. C'est leur façon de s'échapper de leur quotidien de banlieue ?

[Martin Jauvat] Je suis un gros fan de science-fiction ! Je suis fasciné depuis tout petit par l'espace, le cosmos, les étoiles. Mon film préféré c'est "2001, l'odyssée de l'espace" ! Alors j'ai toujours eu les yeux rivés vers le ciel, et je crois que la vision d'une étoile filante, ivre, en fin de soirée, dans le jardin d'un pavillon de Chelles, est l'expérience que j'ai vécue qui se rapproche le plus du sublime. Alors en effet, la contemplation d'un ciel étoilé et la possibilité de l'existence d'une civilisation extraterrestre restent l'échappatoire le moins cher et le plus facile d'accès que je connaisse. C'est indémodable !

[mk2 Curiosity] La tendresse de tes personnages, ta volonté de donner une autre vision de la banlieue, la mixité sociale, me font penser au travail de Guillaume Brac, notamment à son film "A l'abordage". Est-ce un réalisateur qui t'inspire ? Quels sont les réalisateurs dont le travail t'inspire ?

[Martin Jauvat] e ne connais pas du tout le travail de Guillaume Brac, je n'ai vu aucun de ses films ! Mais on me l'a déjà dit plusieurs fois. Moi j'ai été très inspiré par Benoit Forgeard et Antonin Peretjatko, qui tous deux ont fait leurs premiers films avec le producteur Emmanuel Chaumet [au sein de la société de production ECCE Films, ndlr], avec qui je travaille aujourd'hui. J'adore leur humour, leur bizarrerie et leur style bien à eux. Et puis sinon, j'aime essentiellement le cinéma américain ! Pardon, c'est pas super original, mais Quentin Tarantino, Paul-Thomas Anderson, ou Steven Spielberg restent les cinéastes qui non seulement m'ont donné l'amour du cinéma, mais m'inspirent encore le plus directement encore aujourd'hui. Et sinon, j'ai récemment été absolument bluffé par le "Nope" de Jordan Peele, je trouve que c'est le meilleur film de ces dernières années.

[mk2 Curiosity] Sur le thème de la banlieue, as-tu une curiosité cinématographique à nous conseiller ?

[Martin Jauvat] Oui, mes courts métrages ! Plus sérieusement, je dirais "Mysterious Skin" de Gregg Araki.

[mk2 Curiosity] Parmi les films du catalogue mk2 Curiosity que tu adores et qu’on peut retrouver ci-dessous, lequel est ton petit chouchou ?

[Martin Jauvat] Mon favori c'est “Asako I&II”, un de mes films préférés de ces dernières années. Je n'avais pas vu “Senses”, et j'ai découvert Ryusuke Hamaguchi avec ce film qui m'a complètement bouleversé - comme je ne l'ai quasiment jamais été devant un film. La simplicité apparente, la justesse, la pureté et la profondeur des sentiments, la bizarrerie et le mystère qui les nimbent, me plaisent énormément. Depuis je suis absolument fan de Hamaguchi en général et de ce film en particulier.